Extrait

Participation au livre d’un couple témoignant du décès de leurs deux filles, leurs seuls enfants, à Paris sous les balles des terroristes islamistes le 13 novembre 2015.

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Prologue

On est d’un pays comme on est d’un père. On naît d’une terre comme on naît d’une mère. Et nos filles sont de ce pays de France, nées en son cœur, en son jardin. Elles se sont éveillées à la vie près du plus mystérieux et du plus romantique des fleuves qui ne peut se dire qu’au féminin. Longue, indolente et langoureuse coulée argentée aux humeurs changeantes, la Loire se fait et se défait au gré des saisons et des bancs de sable. Elle apporte à tous ceux qui s’en approchent paix et sérénité. Elle incarne la douceur de vivre.

Discrète en son cours, elle n’apparaît même pas dans le nom de notre département, qu’elle traverse pourtant de part en part, avec la ville si royale de Blois en son centre. Frontière naturelle, la Loire sépare notre département en deux. Au sud, si peu qu’on s’en éloigne, l’aspect riant du paysage laisse place à l’âpreté. Le combat pour la vie se fait jour. Terre pauvre et acide de la Sologne, tantôt humide, tantôt à l’inverse desséchée. Terre durement gagnée sur la forêt avec le plateau de Pontlevoy, sorte d’immense clairière cernée de futaies qui se tendent les bras, parfois y parvenant, parfois pas.

Entre ces deux terres, un petit cours d’eau fraie son chemin, la Bièvre, le long duquel dominent la vigne et le maraîchage. C’est là que nous habitons. Dans ce Loir-et-Cher, à deux pas de celui chanté par Michel Delpech :

Ma famille habite dans le Loir-et-Cher.
Ces gens-là ne font pas de manières :
Ils passent tout l’automne à creuser des sillons,
À retourner des hectares de terre.
Je n’ai jamais eu grand-chose à leur dire,
Mais j’les aime depuis toujours.
De temps en temps, je vais les voir :
J’passe le dimanche dans le Loir-et-Cher.

Mais à compter d’un certain vendredi 13, nos filles ne sont plus jamais revenues nous voir dans notre longère sertie de vignes, de champs et de bois. Un vendredi 13. Jour anodin pour beaucoup, jour de malheur pour nous cette année-là. Peut-être que certains ne se rappellent pas ce qui s’est passé le vendredi 13 novembre 2015. Nous si.

On dit des Américains qu’ils se souviennent exactement où ils étaient et ce qu’ils faisaient le vendredi 22 novembre 1963 lorsqu’ils ont appris l’assassinat de leur président, ou le mardi 11 septembre 2001 lors les attentats des Twin Towers. Le vendredi 13 novembre 2015 possède-t-il le même pouvoir évocateur chez nous, en France ?… Nous en doutons.

Il faut dire que de telles dates s’égrainent comme un chapelet maintenant sur notre sol national : mars 2012 à Toulouse et Montauban, le 7 janvier 2015 à Charlie Hebdo et deux jours plus tard à l’Hypercacher de Vincennes, le 21 août 2015 dans le train Thalys, le 13 novembre 2015 à Paris, le 14 juillet 2016 à Nice, le 26 juillet 2016 en l’église Saint-Étienne-du-Rouvray, le 20 avril 2017 sur les Champs-Élysées, le 1er octobre 2017 à Marseille, le 11 décembre 2018 à Strasbourg, le 3 octobre 2019 à la préfecture de police de Paris, le 4 avril 2020 à Romans-sur-Isère, le 16 octobre 2020 à Conflans-Sainte-Honorine, le 29 octobre 2020 à la basilique de Nice, et combien d’autres encore…

Maintenant vous devez vous faire une idée. Et avec cette précision de la ville – Paris –, vous devez situer. Et si l’on ajoute en plus « Bataclan », alors là il n’y a plus de doute pour vous, nous en sommes sûrs.

Cela dit, pour nos deux filles, non, ce n’était pas au Bataclan ce soir-là. Pour rappel, entre 21 h 16 et 0 h 58, il y a eu plusieurs attaques : la première aux abords du Stade de France, la deuxième au restaurant Le Petit Cambodge et Le Carillon, la troisième à la brasserie café La Bonne Bière et au restaurant Casa Nostra, la quatrième au Bataclan, la cinquième au bar La Belle Équipe, la sixième au bistrot-restaurant Le Comptoir Voltaire.

Pour nos filles, c’était au Carillon. Si vous ne vous rappeliez pas ce lieu, on ne vous en veut pas. L’esprit humain ne peut pas tout retenir. Il faut bien qu’il résume. « Bataclan » récapitule bien, même si on laisse alors de côté les treize morts du Carillon et du Petit Cambodge, au croisement des rues Bichat et Alibert. Même si on oublie nos filles. On ne vous en veut pas d’oublier. C’est humain. Mais nous, on ne peut pas s’empêcher d’y penser. Tout le temps. « Chaque jour que Dieu fait », comme on dit. Comment oublier lorsque la chair de votre chair vous a été enlevée ? Non, on ne peut pas oublier. Toute mère peut ressentir cela. Tout père aussi.

Le vendredi 13 novembre 2015, donc, des hommes – mais sont-ils humains ceux qui éliminent ainsi gratuitement la vie humaine ? – ont tiré sur nos filles. Et sur nous aussi, quelque part, fatalement, psychiquement.

À partir de ce moment une nouvelle vie a commencé pour nous. Peut-on l’appeler « vie » ? Au début, non. Oh grand non ! Et puis avec le temps, dans notre désert, nous avons senti sourdre une source. Elle continue à frayer son chemin dans nos cœurs. Elle passe à travers nous sans être de nous, sans nous arrêter à nous-mêmes. Elle nous invite à fleurir à nouveau. Quand ? Comment ? Nous ne le savons pas. Nous savons simplement qu’une tempête a abattu tout ce que nous avions construit, et plus même : tous nos projets, tous nos rêves. Et voici qu’au cœur de notre vie, une nouvelle Vie a commencé. C’est de cette renaissance que ce livre entend témoigner.

Ce livre est divisé en deux parties. La première chronologique, la seconde plus thématique. Qu’on ne s’étonne pas d’une cassure entre les deux. Elle est à l’image de ce qu’a été notre vie. Il y a vraiment eu un avant et un après, un temps sans Dieu et un temps avec lui.